Malgré le synode de Milan, en 1565, qui interdisait l’exercice de la pharmacie aux religieuses, ces dernières restèrent la base du fonctionnement des apothicaireries hospitalières du XVIIe au début du XIXe siècle et même au-delà. Elles jouissaient alors d’une autorité indiscutable, ce qui sera de plus en plus l’objet de débat et de plaintes.
L’administrateur de l’Hôtel-Dieu à Paris, en 1647 écrit : « les sœurs de l’apothicairerie ne suivent point d’ordonnance des médecins dans la composition des médicamens, y mettant la quantité et la qualité des choses comme il leur plaist, au grand péril de la vie des malades, qu’elles donnent des drogues à des personnes du dehors, que les lavements se donnent par des gens qui n’y entendent rien, … que le remède à ce mal seroit d’oster aux religieuses le gouvernement de l’apothiquairerie… ».
Même si des apothicaires qualifiés étaient présents, ils n’étaient pas toujours les bienvenus, comme le montre l’exemple de Parmentier aux Invalides. Ce dernier fut nommé apothicaire dans cet hôpital mais les religieuses refusèrent cette décision. Compte tenu de leur ancienneté dans l’établissement, le roi Louis XV leur donna gain de cause et le poste d’apothicaire en chef fut supprimé. Parmentier fut cependant maintenu sur place et put bénéficier d’un laboratoire dans la cour de la pharmacie.
Sans détailler les différentes congrégations religieuses qui étaient présentes dans les hôpitaux, les Augustines avaient une place privilégiée.
Les communautés hospitalières pouvaient compter jusqu’à une centaine de religieuses comme c’était le cas à l’Hôtel-Dieu de Paris. Mais d’autres congrégations étaient également importantes, comme les Hospitalières de la Charité de Notre-Dame, fondée vers 1628 par Françoise de La Croix, ou encore les religieuses d la Miséricorde de Dieppe, appelées dans les hôpitaux bretons et normands.
Par ailleurs, les sœurs de la charité se sont multipliées sous le règne de Louis XIV sur le modèle des Filles de la Charité de Vincent de Paul et de Louise de Marillac.
Contrairement aux Augustines, les communautés des sœurs de charité étaient en général de taille modeste.
On peut aussi mentionner les Hospitalières de Lyon qui étaient placées sous la surveillance du premier aumônier de l’Hôtel-Dieu. A Angers, le personnel comprenait en 1645 dix religieux augustins, huit religieuses, un médecin, un apothicaire, un chirurgien et ses aides. A Blois, on comptait vingt-et-une religieuses et une dizaine de domestiques au début du XVIIIe siècle. La présence des religieuses hospitalières dans les hôpitaux fait d’abord de ceux-ci des lieux de rédemption pour le personnel soignant comme pour les malades. Des règlements comme celui de l’hôpital de Dijon, désignent les pauvres comme « les seigneurs et maistres » des religieuses qui « doivent les servir avec une charité respectueuse, regardant Jésus-Christ en leurs personnes ». Cette manière de concevoir le service des malades n’est pas propre aux Filles de la Charité mais se retrouve par exemple chez les Augustines qui assurent le service de l’Hôtel-Dieu de Bourges, où les religieuses doivent considérer les pauvres malades « comme la personne adorable de Jésus-Christ et les regarder comme ses plus vives images ».
En ce qui concerne l’apothicairerie et le rôle des religieuses en son sein, les situations sont assez différentes d’un hôpital à un autre, allant de la totale autonomie à une fonction très cadrée.
On peut lire par exemple, en 1683, le règlement qui précise à propos des devoirs des sœurs : « leur principal soin est d’instruire de la manière de faire les remèdes dont on se sert ordinairement pour les malades, comme médecines, lavements, potions, juleps, émulsions et autres semblables et de les apprêter à l’heure, à la manière et selon l’ordonnance du médecin de la maison, en marquant exactement les billets touchant la salle, le lit et le nom des malades, soit sur les remèdes qu’elles ont coutumes de porter elles-mêmes, soit sur ceux que l’on vient quérir, donnant pour ce sujet les instructions nécessaires à celles des appartements qui les viendront prendre dans l’apothicairerie. » Il est cependant précisé que « si elles ne sont pas assez expérimentées pour faire lesdites compositions, elles feront avertir les apothicaires de la ville qui doivent venir les aider en ces rencontres ».
Mais dans la réalité ce type de règlement fut plus ou moins suivi par les congrégations religieuses. Ce rôle des sœurs apothicaires est particulièrement important dans les moyens et petits hôpitaux de province, à tel point qu’elles ont tendance à devenir irremplaçable au XVIIIe siècle, quelque soit la communauté religieuse en place. Cette situation avait aussi un avantage financier. Contrairement aux apothicaires ou à des gestionnaires peu scrupuleux, les sœurs ne demandaient pas grand-chose. A Meung-sur-Loire, par exemple, « l’apothicairerie n’a jamais rien coûté car le bénéfice réalisé sur les remèdes vendus suffisait à fabriquer les autres et l’excédent était employé à l’amélioration de l’apothicairerie » (MC Dinet-Lecomte).
Presque toutes les apothicaireries des hôtels-Dieu bourguignons étaient régentées par des sœurs de Sainte-Marthe dont le rôle n’a pas diminué au XVIIIe siècle. D’une façon générale, les Augustines ont même renforcé leur position au XVIIIe siècle. A l’Hotel-Dieu de Meaux, où l’apothicairerie avait été fondée en 1719, les sœurs Saint-Michel et Saint-Louis furent aussitôt chargées de composer des remèdes avec l’aide temporaire de Mlle de La Barre qui avait appris cet art chez un célèbre apothicaire parisien.
Parmi les Religieuses qui ont marqué l’Hôtel-dieu à Paris, il faut citer Sœur Sainte-Thècle (ou Mère Thècle), qui exerçait à la fin du XVIIe siècle, à laquelle on doit le fameux « onguent de la Mère », trouvé merveilleux « maturatif et suppuratif » par les Maîtres Chirurgiens de l’hôpital.
Cette présence constante des sœurs dans l’apothicairerie au XVIIe et XVIIIe siècles va engendre un certain nombre de conflits, souvent réglés à l’amiable, les maîtres apothicaires s’estimant lésés par une concurrence déloyale. Le 20 septembre 1786, les apothicaires de Neufchâteau, par l’intermédiaire de Guinet, sollicitent l’appui de leurs confrères nancéiens pour tenter de faire cesser le charlatanisme qui règne dans leur ville et la délivrance de remèdes composés par les chirurgiens et surtout, semble t-il, par les sœurs d’une maison de charité qui administrent les remèdes
« tant à la ville qu’à la campagne au vu et au su du public, ayant une pharmacie […], y vendant même au détail […] ». Le lendemain, 21 septembre, c’est de Dieuze, à l’extrémité « opposée » de la province, que Beaupré, maître apothicaire formé à Nancy, dénonce le même type de commerce pratiqué en ville par les sœurs de l’hôpital Saint-Jacques. Tétau signale le même fait dénoncé par Marquet et aboutissant à une interdiction pour ces religieuses[1].
Parmi les conflits célèbres, il y a celui de 1788 qui oppose le corps médical (Desault en tête) aux Augustines. La raison principale du litige réside en fait, dans les difficultés d’application du nouveau règlement du 16 juillet 1787 stipulant que la distribution des aliments et des remèdes par les religieuses soit désormais contrôlée par les chirurgiens. Cette tutelle supplémentaire indispose la communauté d’autant plus fortement que les jeunes chirurgiens et les garçons apothicaires se montrent irrévérencieux et provoquants.
En dénonçant les « désordres », les augustines aspiraient à recouvrer leur ancienne autorité. Même si on peut repérer des sœurs apothicaires entêtées et maladroites ou, au contraire des sœurs compétentes, à l’origine de préparations comme l’onguent de la Mère Saint-Thècle, retenons que la majorité de ces femmes partageaient les connaissances de l’époque qui comportaient nécessairement leur part de bizarrerie. Les formules retenues à l’Hôtel-Dieu de Paris, à Meaux ou à Blois s’inspirent directement du Dictionnaire universel des drogues, base de la Pharmacopée universelle de Nicolas Lémery2.
Cette concurrence n’était pas nouvelle. Au Moyen-âge, l’activité pharmaceutique des religieux est très développée. A titre d’exemple, en 1309, le couvent des Dominicains de Montpellier abrite plus de 60 moines qui enseignent la pharmacie à des prêtres de toutes nationalités.
L’importance des moines apothicaires était telle qu’ils venaient immédiatement après le prieur et le sous-prieur dans les communautés où certains d’entre eux jouissaient de prérogatives seigneuriales.
Au moment de la Révolution française, on assiste à la fois à la disparition des ordres hospitaliers et à la poursuite, dans la plupart des hôpitaux, de l’activité des sœurs un dilemme commun à l’Assemblée Nationale et à l’Assemblée législative se pose en effet : comment supprimer les congrégations religieuses hospitalières sans arrêter du fait même la marche des établissements ? la réponse est donnée par le décret du 18 août 1792 : sont éteintes
« toutes les congrégations religieuses et congrégations séculières… même celles uniquement vouées au service des hôpitaux et au soulagement des malades ». Mais l’article 2 prévoit que « néanmoins, dans les hôpitaux et maisons de charité, les mêmes personnes continueront comme ci-devant le service des pauvres et le soin des malades à titre individuel ». Par ailleurs, des sanctions sont prévues contre les religieuses qui abandonneraient leur poste sans raison valable et sans l’accord des municipalités. Les religieuses, autrefois chargées des apothicaireries, retrouvent leur poste dès le Directoire. Mais les progrès de la pharmacie vont peu à peu les marginaliser en faveur des pharmaciens diplômés, bien que le conflit entre religieuses et pharmaciens hospitaliers se poursuive encore plusieurs dizaines d’années après la révolution française.
L’historienne Marie-Claude Dinet-Lecomte conclut : « Au-delà des cas particuliers et du schéma intellectuel qui oppose la médecine savante à la médecine populaire, retenons que la façon dont (les sœurs apothicaires) étaient choisies, leur formation et leurs responsabilités morales et médicales, sorte de déontologie avant la lettre, constituaient dans l’ensemble des garanties suffisantes pour qu’elles aient pu s’acquitter correctement de leur devoir à un stade de « prémédicalisation » de la société. »[2]
[1] Labrude Pierre. Le collège royal de médecine de Nancy, les apothicaires et l’exercice illicite de la pharmacie en Lorraine par les membres du Clergé pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. In: Revue d’histoire de la pharmacie, 96e année, N. 364, 2009. pp. 417-430.
[2] MC Dinet-Lecomte. Pour une histoire des sœurs apothicaires dans la France moderne. Revue Mabillon, n.s., t. 9 (= t.70), 1998, p. 221-244.